1995
Brigitte Fontaine

Genre Humain

Enfant terrible de la scène française, comparable à cet égard à Serge Gainsbourg, Brigitte Fontaine fait partie des chanteurs difficiles à classer dans des catégories chansonnières existantes. Ayant collaboré avec divers artistes tels Higelin ou Rufus, naviguant entre café-théâtre, chanson et rock, elle commence sa carrière solo en 1968 en lançant son album Brigitte Fontaine est… Dans les années 1970-1980, accompagnée du musicien d’origine algérienne Areski Belkacem, fidèle collaborateur jusqu’à aujourd’hui, l’auteure-interprète trouve ses nouvelles sources d’inspiration dans une culture pop qui mélange allégrement éléments européens et orientaux, rythmes rock et accompagnements traditionnels par accordéon.

I. Origine

Sans jamais atteindre le statut d’une chanteuse “populaire” (ce qu’elle ne souhaite certainement jamais incarner), Brigitte Fontaine réussit quelques succès remarquables comme “Cet enfant que je t’avais fait” ou le disque Comme à la radio avant de se placer en 1995 sur l’avant-scène avec son album Genre humain. Ce qui a contribué au succès de la chanson éponyme est la réalisation d’un vidéoclip assez spectaculaire dont la principale visée est la promotion d’un album qui échappe dans l’ensemble à l’écoute facile. Le clip est à l’époque diffusé par la chaîne M6 spécialisée entre autres dans la programmation d’émissions de musique et de vidéoclips français et étrangers.

II. Contexte

Comme la plupart des productions de Brigitte Fontaine, ni la chanson titre ni le vidéoclip ne cadrent dans une tendance prédominante de la chanson française de la décennie 1990, et ce, malgré un renouveau de l’intérêt pour la chanson dite à texte. La chanteuse confirme une fois de plus la place marginale qu’elle occupe depuis ses débuts au sein des pratiques chansonnières. Le souci poétique des paroles, les compositions musicales hybrides et la mise en scène de la voix à travers l’acte d’interprétation situent Fontaine (et Belgacem) du côté de la chanson d’avant-garde. Refusant la plupart du temps de jouer le leu de l’industrie du disque et des médias, l’artiste pluriel qui est également l’auteure de plusieurs récits, cultive l’extravagance, la provocation, notamment face aux journalistes, et la mise en théâtre de soi dans les spectacles qu’elle continue de donner. Si le vidéoclip de 1995 constitue pour GENRE HUMAIN un support médiatique susceptible d’être vu par un plus grand nombre de téléspectateurs que la chanson elle-même ne sera entendue par des auditeurs, il n’en reste pas moins que ce type de chanson et sa mise en images sollicitent un auditeur/spectateur sensibilisé aux allusions littéraires ainsi qu’aux enjeux intermédiatiques.

D’une certaine manière, le vidéoclip peut être vu comme la réponse tardive à la recherche propre à l’esthétique XIXe siècle d’un médium qui permettrait la reproduction “totale” du son et de l’image et qui, à travers la synesthésie, ferait appel à tous les sens. Charles Cros en parle éloquemment dans des écrits comme “Moyens de communication avec les planètes”, “Procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe” ou “Procédé d’enregistrement et de reproduction des couleurs, des formes et des mouvements” ; Richard Wagner avait auparavant thématisé lui aussi la quête d’un art total dans Die Kunst und die Revolution, Das Kunstwerk der Zukunft et Oper und Drama. Bien que plus d’un siècle séparent ces recherches “audiovisuelles” avant la lettre et l’avènement du vidéoclip dans les années 1980, il existe un certain nombre de points de convergence permettant d’établir des passerelles entre les formes protomédiatiques de la seconde moitié du XIXe siècle et la “musique-vidéo” du XXe siècle. Dans ses meilleures réalisations, le vidéoclip se rapproche en effet du vieux rêve de visualiser la musique : voir le ton et entendre l’image, c’est-à-dire transgresser les frontières d’une conception artistique traditionnelle à travers les liens que le vidéoclip établit avec le film, la photographie, la danse, le design ou la mode. Ou dans le cas de GENRE HUMAIN, moyennant le jeu de références établi avec le film expressionniste (Nosferatu de Murnau) et la photographie en noir et blanc de l’entre-deux-guerres, particulièrement celle d’Atget et de Kertesz.

III. Analyse

GENRE HUMAIN est composé de quatre couplets entrecoupés d’un refrain minimal : “J’fais un genre / J’fais un GENRE HUMAIN”. Un réseau de métaphores (“lupanar impossible”), d’oxymores (“ange au supermarché”, “l’ogre des galaxies”, “reine invisible”) et de synesthésies (“l’œil vert du feu”) tisse un complexe réseau de sens à travers le texte ; toutes ces figures de style contribuent à créer une situation sur-réelle que seul le refrain vient éclairer. Comme dans un rêve, les images défilent devant les yeux du “je” cantologique sans prendre des formes précises ; elles sont associées à des “souvenirs brumeux” ou à un “chaos ténébreux”. L’hypothèse du rêve ou, du moins, d’un état de conscience second vient être soutenue par la fonction programmatique de la musique : la basse, le didgeridoo, les cordes orientalisantes, les voix sphériques et surtout l’interprétation monocorde confirment l’ambiance hypnotique produite par les couplets. L’effet somnambule des images poétiques et des éléments musicaux trouvent leur équivalent dans le langage visuel. Les différents plans ressemblent à des ambiances figées en images qui, par leur côté suggestif, renvoient à leur tour au symbolisme hautement chargés de mythes (personnes qui dorment ou sont mortes). Les contrastes extrêmes entre la lumière et l’ombre, les gros plans et les plans rapprochés ainsi que l’esthétique des images en noir et blanc renvoient au film expressionniste qui s’inspire à son tour de l’iconographie symboliste.

Deux mondes parallèles s’affrontent dans les paroles, la musique et les images de la chanson ainsi que du vidéoclip. Tant l’espace que le temps semblent suspendus et se situer en dehors de notre perception du réel. Les deux catégories demeurent largement indéfinies malgré certaines marques temporelles notamment dans le texte, et malgré aussi la concrétisation du lieu dans le clip. Tout compte fait, le passé, le présent et le futur se confondent dans un “là” peu saisissable. De plus, l’indéfinition temporelle est soulignée sur le plan musical par le rythme monotone et, dans le clip, par le recours quasi exclusif à la technique du fondu enchaîné au lieu de coupures nettes. Le lieu évoqué par les paroles équivaut à un non-lieu. Dans le vidéoclip, le monde extérieur est éclipsé ; tout se passe dans un labyrinthe souterrain, dépourvu de signes et de points de repère, où règnent le silence et la pénombre, où l’on perd facilement le sens de l’orientation.

La répétition, la variation et le contraste de structures sont à la base de toute composition musicale. Le retour du refrain qui se fait plus insistant à la fin martèle l’énonciation principale : le moi fait dans le genre humain sans y être parvenu jusqu’alors. Les principes de la répétition et de la variation se retrouvent également dans le vidéoclip : le travelling vertical dans les premières séquences est repris dans les dernières ; autres répétitions : la fréquence des gros plans et des plans rapprochés ainsi que l’esthétique des portraits superposés. Le texte et l’image se rejoignent par ailleurs grâce à l’idée du double, voire du multiple dont l’expressivité iconique est amplifiée par l’utilisation du grand angle et le jeu avec le flou de différents plans. Par contre, la question centrale du texte, à savoir celle de la ressemblance et de la différence, subit dans la traduction visuelle un élargissement interprétatif. Si dans le texte l’Autre reste à l’état allusif (“les terriens”), le réalisateur du clip se voit contraint de concrétiser l’idée de l’Autre en proposant les “terriens” à l’image d’un mannequin à dimensions surhumaines, figure emblématique par ailleurs de la photographie surréaliste de l’entre-deux-guerres. La représentation de l’original et de la copie rapprochés visuellement concrétise dans le médium audiovisuel ce qui demeure suggestif dans le médium chanson.

Comme dans tout dialogue intermédial, la rencontre de deux arts et de leur support technique passe forcément par un changement de paradigme afin de se métamorphoser en un nouvel objet artistique. Ce procédé formel favorise des effets de synérgie et de complémentarité, en même temps qu’à travers des phénomènes d’incompatibilités structurelles, il fait ressurgir les limites de ce transcodage. Autrement dit, la rencontre de la chanson et de la vidéo en tant que systèmes de signes indépendants avec leur code spécifique établit une relation dynamique qui ouvre des espaces : y apparaissent cependant aussi des ruptures, des failles et des différences dues au transfert médial et qui rendent visibles les intervalles entre les médias.

IV. Réception

Peu diffusée sur les ondes de la radio française au moment de la sortie de l’album, GENRE HUMAIN est aujourd’hui très présent sur le site youtube. Le médium Internet confère tardivement une renommée à cette chanson de Brigitte Fontaine et au vidéoclip que l’on ne pouvait imaginer au milieu des années 1990. Depuis cette première exploration du nouveau médium clip, plusieurs chansons de Fontaine ont emprunté cette voie de diffusion (“Le nougat”, 2007, “Prohibition”, 2009)

 

ANDREA OBERHUBER


Credits

Aroles : Brigitte Fontaine
Musique : Areski Belkacem, Jacques Higelin, Brigitte Fontaine
Producteurs : Areski Belkacem et Ian Cortella, Étienne Daho et Arnold Turboust, Les Valentins
Maison de disques : Virgin France
Durée de la chanson : 4min20 (version album)
Durée du video-clip : 3min53

Recordings

  • Brigitte Fontaine. “Genre Humain”. On: Genre Humain, 1995, Virgin, 724384050023, 8405002, Europe (CD, Album).

References

  • Brierre, Jean-Dominique: Brigitte Fontaine à la source. In: Paroles et musique 18, 1989, 68-69.
  • Mouchart, Benoît, Brigitte Fontaine : intérieur/extérieur. Paris: Le Castor astral 2011.
  • Oberhuber, Andrea : “J’fais un genre” : Wort-Ton-Bild-Konstrukte im Musikvideo. In: Intermediale. Kommunikative Konstellationen zwischen Medien. Ed. by Charles Grivel und Beate Ochsner. Tübingen: Stauffenburg 2001, 293-311.
  • Oberhuber, Andrea: Chanson(s) de femme(s) : Entwicklung und Typologie des weiblichen Chansons in Frankreich. 1968 – 1993. Berlin: Erich Schmidt Verlag, 1995, 163-164.
  • Oberhuber, Andrea: La chanson, un genre intermédial. In: Cultures à la dérive – cultures entre les rives. Grenzgänge zwischen Kulturen, Medien und Gattungen (= Festschrift für Ursula Moser-Mathis zum 60, Geburtstag). Ed. by Doris Eibl, Gerhild Fuchs et Birgit Mertz-Baumgartner. Würzburg, Königshausen & Neumann 2010, 273-292.
  • Weibel, Peter: Von der visuellen Musik zum Musikvideo. In: Clip, Klapp, Bum. Von der visuellen Musik zum Musikvideo. Hg. von Veruschka Bódy und Peter Weibel. Köln: DuMont 1987, 53-163.

About the Author

Andrea Oberhuber (Prof. Dr.) teaches french literature at the University of Montréal.
All contributions by Andrea Oberhuber

Citation

Andrea Oberhuber: “Genre Humain (Brigitte Fontaine)”. In: Songlexikon. Encyclopedia of Songs. Ed. by Michael Fischer, Fernand Hörner and Christofer Jost, http://www.songlexikon.de/songs/genrehumain, 12/2011 [revised 10/2013].

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